Mais c'est pas un oiseau, ça ?
Waterloo, le sucre et les morts—Die Welt(Berlin); —Berthold Seewald,publié le 6 novembre18 juin 1815 — Belgique Où sont passés les corps des soldats tués lors de la dernière bataille de Napoléon ? À en croire des archéologues, ils auraient fini dans la tasse de thé du duc de Wellington.page 58Il n'y a pas qu'en France que Napoléon I (1769-1821) est considéré comme l'un des plus grands héros de l'histoire. Cependant, c'est avec des réticences considérables que l'historien de la culture suisse Jakob Burckhardt a accepté de l'inclure dans sa liste des “grands individus”, et cela est avant tout lié au côté obscur de sa renommée : les terribles sacrifices causés par sa soif de domination impériale.Le démographe soviétique Boris Ourlanis [1906-1981] estimait que les guerres napoléoniennes avaient coûté la vie à près de 3,5 millions de soldats. L'archéologue allemand Thomas Brock, spécialiste des champs de bataille, arrive même au chiffre de 4 millions de victimes militaires – outre les civils qui ont péri à cause de la faim, de l'épuisement, des maladies et des pillages.Rien que lors de la bataille décisive de Waterloo, le 18 juin 1815, contre les Anglais et les Prussiens, 20 000 soldats ont probablement été tués au combat ou ont succombé à leurs blessures. Dans le cadre du projet britannique Waterloo Uncovered [“Waterloo dévoilé”], des fouilles sont menées, depuis 2015, sur le champ de bataille situé aux portes de Bruxelles à l'aide des méthodes archéologiques les plus modernes. La mission consiste à retrouver des traces de ces morts.“Mais en dépit de moyens ambitieux, très peu de squelettes humains et d'animaux ont été mis au jour jusqu'à présent durant ces travaux”, résument les archéologues et historiens Arne Homann, Robin Schäfer et Bernard Wilkin dans la revue spécialisée Archäologie in Deutschland. Et ils en tirent des conclusions qui enrichissent cette discipline relativement récente qu'est l'archéologie des champs de bataille.Ils reviennent à cette occasion sur le débat lancé par l'archéologue britannique Tony Pollard, de Waterloo Uncovered. Ce dernier est hanté par la question de savoir pourquoi aucune trace des milliers de morts n'a pu être retrouvée jusqu'à présent, alors que nombre d'entre eux avaient été inhumés dans d'immenses fosses communes mentionnées dans les récits contemporains. Pollard a d'abord supposé que les os avaient été exhumés à grande échelle à partir de 1820 afin d'être utilisés dans la production d'engrais. À cette époque, l'intensification de l'agriculture aurait eu une influence marquante sur le champ de bataille.En août 2022, avec son collègue anglais Bernard Wilkin et l'historien militaire allemand Robin Schäfer, Pollard a proposé une nouvelle solution étonnante : les ossements auraient été utilisés dans l'industrie sucrière, en plein essor. C'est justement Napoléon qui avait donné à la betterave sucrière européenne une impulsion sans précédent. En effet, le blocus continental qu'il avait instauré sur les marchandises anglaises avait entraîné une baisse catastrophique des importations de sucre, alors obtenu à partir de la canne à sucre exploitée dans les Caraïbes et au Brésil. Bien que la betterave locale ait un pouvoir sucrant moindre, elle est devenue un substitut populaire et bon marché.Toutefois, le sucre européen devait être aussi blanc que le sucre américain. À cette fin, le jus de betterave cuit devait être filtré avec un mélange de sels dont le composant principal est le phosphate de calcium, ou spodium, connu également sous le nom de “charbon d'os” ou de “noir animal”. Inventé en 1811, ce procédé a été à l'origine de l'expansion de l'industrie européenne du sucre. La demande d'os est devenue si forte que, “au moins à Waterloo, on a fini par ouvrir des tombes sur l'ancien champ de bataille”, peut-on lire dans l'article. Homann, Schäfer et Wilkin en tirent une conclusion macabre : “Il n'est donc pas improbable que Wellington, le commandant en chef des forces britanniques, victorieux à Waterloo et promis à une longue vie par la suite, ait sucré certaines de ses tasses de thé avec du sucre blanchi grâce aux os de ses soldats et de ses officiers.”Des rapports contemporains, datant des années 1830, font en effet état de travaux d'excavation dans les environs de Waterloo. Les chiffres prouvent qu'il ne se serait pas seulement agi d'ossements de chevaux – l'archéologue Thomas Brock estime que les campagnes de Napoléon ont également coûté la vie à un million de chevaux mobilisés dans les armées. Les os des morts et de leurs animaux à Waterloo auraient rapporté environ 238 000 francs de l'époque.Homann et ses deux collègues préviennent toutefois qu'il serait mal avisé de vouloir expliquer l'absence de restes de squelettes sur les champs de bataille napoléoniens avant tout par la consommation de sucre des survivants et de leurs descendants. Les ossements retrouvés sur les champs de bataille d'Aspern, appelée aussi bataille d'Essling (1809), de Wagram (1809) et de Borodino (1812), dans des fosses creusées lors d'épidémies et sur les sites d'hôpitaux militaires comme à Kaliningrad et à Vilnius (1812) ou encore à Leipzig (1813), montrent que le “commerce des os à grande échelle” avait manifestement des limites.Quoi qu'il en soit, l'absence d'ossements humains sur des champs de bataille étudiés et remontant à des époques plus anciennes, comme Azincourt (1415), Bosworth (1485) ou Minden (1759), soulève la question de savoir ce qu'il est advenu de tous ces morts. “C'est une question que l'archéologie et l'histoire devront continuer à se poser au fil de leurs travaux sur des champs de bataille historiques”, concluent Homann, Schäfer et Wilkin.