CHAPITRE 4 : L'ARMURE DE LA JUSTICE
Bientôt le Bélier disparut du champ de vision des Dieux, quittant leur monde pour pénétrer dans celui des Hommes.
Des exclamations enthousiastes emplissaient la salle : les Immortels n'oublieraient pas de sitôt le merveilleux spectacle qui s'était déroulé sous leurs yeux ébahis. Puis petit à petit, les voix se turent et les regards se posèrent à nouveau sur les urnes...
Laquelle allait se manifester ?
Ils n'eurent pas à attendre longtemps : la Balance se mit à briller d'une douce lumière dorée. Athéna se dirigea vers le récipient et répéta la même opération, comme pour le Bélier, avec les mêmes paroles. Le couvercle se rabattit doucement, alors un nuage de poussière dorée jaillit de l'urne, tel un essaim d'abeilles. Cette poussière s'éparpilla de façon désordonnée dans les airs, puis les grains retournèrent au-dessus de l'urne, comme si chacun était animé d'une volonté propre, et s'assemblèrent de façon ordonnée pour former l'image d'une balance avec ses deux plateaux. Ensuite la poussière se dissipa, les parois s'abaissèrent et l'Armure d'Or de la Balance apparut.
Quelque chose d'intemporel, d'immuable et d'inflexible émanait d'elle. On eut dit que sa seule présence suffisait à imposer le respect et l'ordre sans qu'elle eut besoin de faire le moindre effort. Elle incarnait la rectitude et la sévérité, elle incarnait la Justice, non pas celle des Hommes, faillible et corruptible, mais celle du Ciel, immanente et éternelle.
Arès se leva :
- « Mes yeux ne me trompent pas ?! Il y a des armes ?! » dit-il d'un air intéressé.
En effet, la Balance, outre ses protections, était composée d'armes qui étaient en quelque sorte « camouflées » dans l'Armure. Ce genre de détail ne pouvait échapper à l’œil exercé du Dieu de la Guerre qui, chose rare, faisait preuve de perspicacité, bien avant ses congénères.
- «Les armes marchent par paire. Continua-t-il. Deux boucliers, deux épées, deux lances, deux marteaux, deux haches, deux massues. Douze armes au total ! Dit-il avec un air de triomphe.
- On ne peut rien te cacher mon frère ! » dit Héphaïstos, non sans une certaine surprise. « Après tout, les armes sont son domaine de prédilection... » pensa-t-il.
Avant que quiconque ait pu dire quoique ce soit ou ait pu esquisser un geste, Arès s'était emparé d'une des deux épées.
- « Repose ça tout de suite ! Lui intima son père. Tu vas te blesser !
- Arrête de me traiter comme si j'étais un gamin ! Je ne fais que je l'examiner, c'est tout ! Il n'y a aucun mal à cela !
- Soit ! » Dit Zeus d'un air exaspéré. « Espérons qu'il ne fasse pas l'idiot ! » se dit-il. « C'est lui que sa mère aurait dû balancer du haut de l'Olympe peu après sa naissance, et non son frère ! »
Arès examina l'arme sous toutes les coutures, la soupesa, éprouva du pouce son tranchant, fit quelques mouvements avec, comme s'il affrontait un adversaire imaginaire. Les autres Dieux l'observaient, l'air tendu, prêts à bondir à la moindre incartade. Arès était détesté de tous et de toutes, à cause de son côté bravache, de son agressivité et de son goût pour le carnage. Seules Aphrodite et Éris l'aimaient. Hadès et Thanatos éprouvaient une certaine sympathie à son égard, pour des raisons évidentes à comprendre...
A chaque mouvement, à chaque moulinet qu'effectuait Arès avec l'épée, cette dernière laissait dans son sillage des étoiles dorées.
- « Belle facture ! Une arme vraiment digne d'un Dieu ! fit Arès, émerveillé, continuant à manier le glaive d'une main experte.
- Ravie qu'elle te plaise ! » dit Héphaïstos d'une voix bonhomme, toujours flatté qu'un de ses semblables le complimente sur son travail. « Ces armes, ajouta-t-il à l'adresse des autres Dieux, ont une particularité intéressante : leur forme peut s'adapter en fonction de la culture d'origine de son porteur. »
- « Ainsi si son porteur est égyptien, l'épée prendra la forme d'un khopesh (1) ? demanda Zeus.
- Exactement ! » répondit Héphaïstos. « Le changement de forme n'est pas instantané mais se fait en quelques heures, le temps que l'Armure assimile, analyse, le style d'armes que le porteur a l'habitude d'utiliser ou que les habitants de sa contrée d'origine manient. »
- « Ah mon frère, reprit Arès, ton génie n'est plus à... »
Il se figea subitement comme s'il avait été frappé par la foudre et resta immobile, telle une statue, la peau d'une pâleur mortelle, les yeux grands ouverts, fixant l'épée qu'il tenait brandie devant lui. Une évidence s'imposa à son esprit, comme s'il avait eu une révélation : « Cette arme pourrait fendre des planètes !... » pensa-t-il. Il était saisi d'une terreur sacrée, de celles qu'on éprouve lorsque l'on est confronté à quelque chose d'incommensurable, d'indicible, de quelque chose qui vous dépassait. Il reprit rapidement ses esprits et regarda les autres Dieux qui l'avaient observé avec une certaine inquiétude dans le regard.
- « Est-ce que ça va ? demanda Apollon.
- O... ouais.. T... tout va bien ! T'en fais pas ! » répondit Arès d'une voix mal assurée.
Lorsqu'il voulut remettre l'épée à sa place, il s'aperçut que ses mains tremblaient légèrement. Il jeta un œil sur l'un des marteaux : « ils pourraient fracasser des étoiles ! » se dit-il, et le sentiment de terreur sacrée le reprit de plus belle... Ne pouvant en supporter davantage, il s'éloigna de l'Armure à reculons, avec une certaine déférence, sous l’œil éberlué des Immortels.
- « C'est bien la première fois que je vois notre fils comme ça ! murmura Héra à l'oreille de son époux.
- On dirait qu'il a trouvé son maître ! » lui répondit-il, un léger sourire aux lèvres.
C'était un spectacle inhabituel que de voir le bouillant Arès maté de cette sorte. Mais son naturel revint vite au galop : une fois qu'il eut regagné sa place, il réclama avec force cris une coupe de Nectar qu'il vida d'un trait. Sa peau reprit sa couleur normale et ses mains cessèrent de trembler.
C'est alors que l'Armure de la Balance se mit à léviter doucement, flottant dans les airs, puis elle alla se diriger vers Athéna. Arrivée devant la Déesse de la Sagesse, elle se posa doucement à ses pieds : elle avait fait son choix.
Arès n'aurait su dire s'il était contrarié ou soulagé que l'Armure d'Or de la Balance ne fut pas allée vers lui. « Bah ! Elle n'était pas faite pour moi ! se dit-il, essayant de se consoler, et puis bon, il en reste dix autres... »
De tous les enfants du Roi des Dieux, Athéna était sans nul doute sa préférée. Alors qu'il était encore un jeune Dieu, à peine sorti de l'adolescence, échafaudant des projets imprécis pour renverser son père Cronos, Zeus rencontra Métis, c'est à dire la Prudence. Cette Déesse, fille d'Océan et de Téthys, fut la première à lui prodiguer aide et conseils, lui fournissant l'émétique qui fit régurgiter à Cronos les cinq enfants qu'il avait dévorés avant la naissance de Zeus (2).
Métis fut également le premier amour de Zeus. « N'engendre que des filles tant que ton règne n'est pas assuré, lui avait-elle recommandé alors qu'il s'unissait à elle. Un fils te gênerait, te jalouserait et finirait par te supplanter. Que des filles... Pense à cet enfant que tu es en train de concevoir, grave bien son image dans ton esprit... ».
Et c'est ce que fit Zeus. Il s'efforça de se représenter cette fille : robuste, courageuse, sage, habile au combat et dévouée. Il l'imagina tenant une lance à la main et coiffée d'un casque d'or. Ce fut ainsi qu'Athéna vit le jour : son idée, prenant d'abord naissance dans l'esprit de son père, descendit dans le ventre de sa mère, où elle y prit forme.
Zeus avait pensé Athéna en l'engendrant ; raison pour laquelle on dira plus tard qu'elle surgit tout armée de la tête du Roi des Dieux.
Et effectivement sa fille se révéla une alliée des plus précieuses au cours de l'histoire mouvementée des Dieux. Durant la Titanomachie, elle protégea son père à maintes reprises avec son bouclier, l’Égide, ou repoussa bon nombre d'attaques adverses avec sa lance. Lors de la Gigantomachie, elle terrassa le Géant Pallas qui tentait de la violer et lui arracha et la peau, dont elle en fit une cuirasse, et son nom, qu'elle accola devant le sien, devenant ainsi Pallas Athéna.
Tout comme Arès, elle était une divinité guerrière mais, contrairement à lui, elle ne prenait les armes qu'en cas de nécessité absolue. Elle était avant tout une Déesse de paix, soucieuse du bien-être de chacun.
Athéna posa la main sur la Balance d'Or et prononça d'une voix calme :
- « Balance Céleste, tu es l'Archétype même de la Justice Divine, celle contre qui nul ne peut se soustraire. Tu es l'Ordre, la Règle, la Rectitude, c'est pourquoi, moi Athéna, fille de Zeus, je décrète que ton arme sera la Colère du Ciel envers ceux qui se complaisent dans le Mal et le Chaos. A ceux qui cherchent la Rédemption, tu feras preuve de clémence. Enfin tu seras le protecteur des faibles et des innocents. Fais preuve de discernement et ne juge pas avec précipitation, que la Sagesse guide chacun de tes actes. Mais, malheur à toi, Chevalier d'Or de la Balance si tu devais utiliser cette puissance à des fins personnelles ou égoïstes, car alors, tu serais châtié encore plus sévèrement que n'importe lequel de mes autres Chevaliers ! Quant à tes armes, elles ne devront servir qu'en cas de nécessité absolue et toujours pour servir la Justice ! Va, maintenant !»
Dans le Ciel, la Constellation de la Balance brilla de tous ses feux.
Alors, l'instrument de la Justice s'éleva à nouveau dans les airs. Quand elle fut à hauteur suffisante, elle fila en direction de la Terre, traçant dans les Cieux une ligne droite.
« Encore une partie de moi qui s'en va... » pensa tristement Héphaïstos.
(1) Épée ayant la forme d'une faucille.
(2) Poséidon, Hadès, Héra, Hestia et Déméter.