Ce que les morts laissent aux vivants, c’est certes un chagrin inconsolable, mais aussi un surcroît de devoir vivre, d’accomplir la part de vie dont les morts ont dû apparemment se séparer, mais qui reste intacte.
François Cheng
Jamir, à un moment indéterminé.
La nuit cède. Elle recule, s’éclaircit puis libère le jour naissant, éteignant les étoiles. À l’intérieur, des lumières s’allument. Son œil humide de fatigue emprisonne un éclat de soleil levant. Le temps s’immobilise. Le vent tombe.
Il attend.
Une fatigue ouatée s’abat sur l’adolescent. Elle lui rappelle la pénible insomnie durant laquelle il a patiemment écouté les sifflements des bourrasques glaciales s’envider autour de la pagode. Il se remémore les chuchotements insistants des étoiles susurrant à son oreille des paroles rassurantes.
L’air extérieur et le vent s’immobilisent. Le temps est en attente.
Les longues traînées blanchâtres de la brume encore épaisse s’effilochent pour disparaître, chassées par le soleil.
Le temps attend.
Le jeune Atlante est immobile. À l’affût. Il a si longtemps espéré cette rencontre. Ces retrouvailles. Et enfin, le vieux maître cède, son disciple ayant acquis le droit d’être adoubé. Mais il craint pour l’adolescent.
Elle est dorénavant ici, elle qui, jusqu'à la nuit précédente avait reposé paisiblement, solitaire, au sein du Sanctuaire, dans un coin du Temple du Bélier. Elle se dresse, altière, devant lui.
Le jeune Atlante observe avec avidité la boite ouverte sans oser l’effleurer, ni même s'avancer. Pourtant, une puissante envie ronge son cœur battant la chamade en un bruyant staccato. Il ressent une attirance violente, presque animale. Instinctive.
L’existence d’une partie de son âme jusqu’à présent inconnue, à portée de sa main et de son cœur, lui est clairement discernable. Il augure en outre la réalité d’une vie et d’une conscience intrinsèques à l'Armure, séparées des siennes tout en s’y accordant naturellement. Il doit l’amadouer ; tenter de faire plier sa volonté par la force lui est inconcevable, et inconciliable avec l’essence des Protections sacrées.
Comme tant d’autres avant lui, il fait alors le serment oblatif de la séduire, la raisonner, à l’exclusion de toute idée de soumission ou de domestication.
S’approchant un peu, si peu, l’adolescent sent des vagues de chagrin émaner d’elle. Il perçoit des ondes de cosmos douloureux pulser tout autour d’eux, l’enveloppant. Elle a mal. Elle a peur. Elle craint de perdre à nouveau un Chevalier. Un ami. Son partenaire.
L’affinité du jeune Atlante avec les Armures le rend vulnérable à la présence des âmes des précédents Chevaliers dont elle est le réceptacle. Des âmes ardentes, emplies de ferveur et de courage. Elle enchâsse leurs souvenirs, leur mémoire. Leur essence. L’Armure ressent un chagrin intense au souvenir de la mort de ses porteurs. Elle a échoué dans sa mission de protection. Encore une fois. Trop de Chevaliers sont morts en la portant.
Son chagrin le touche plus que ce qu’il avait pressenti. La peine de l'Armure consume l'âme de l'adolescent. Il a mal.
Il veut se rapprocher d’elle, lui expliquer que le chagrin est une période à endurer. Que c'est un temps où l’on escompte, non pas que la souffrance s’efface, non, bien sûr que non, mais que l’on s’y habitue. Et que lui sera là, pour elle. Toujours. Un compagnon fidèle. Tant qu’il le pourra, tant qu’il vivra. Elle recule et esquive son âme.
Il la rejoint. Elle tintinnabule l’espace d’un soupir. Mais, au départ, sa vibration sonne comme une admonition. L’Armure semble vouloir éluder l’effleurement délicat de l’adolescent. Des notes cristallines, apparentées au bruit d’une lame fine et parfaitement affûtée sortant du fourreau, tintent dans le matin clair qui frappe aux vitres avec ses doigts de soleil.
Il sait devoir l’apprivoiser, la convaincre, avant qu’elle accepte de s’accorder à lui.
Il baisse ses yeux vers elle, et, avec une supplication dans le regard, tend la main dans un geste arrondi, hésitant. Idolâtre. Presque suppliant. Émouvant dans sa simplicité votive.
L’Armure commence alors à vibrer longuement et à chanter. Un son argentin d’une grande pureté s’élève. Comme seul au monde, il a les yeux entre-clos sur une vision quasiment chimérique tant elle a été désirée. l’Atlante devient sourd à tout ce qui n’est pas le chant si mélodieux de l’Armure, qui l'enveloppe. Il approche la main vers son plastron, elle vibre à nouveau. Elle émet un son similaire à un ronronnement éthéré, devant la tendresse mélancolique de l’adolescent. Ce murmure, à peine un bruissement, pourrait être comparable à un sanglot réprimé.
Les traînées blanchâtres de l’aurore glaciale ont laissé place à un soleil d’hiver éclatant. Les bourrasques de la nuit se sont apaisées. Une goutte cristalline glisse le long de sa joue ronde, marquant son émotion. Il lève le visage vers son maître, laissant échapper une nouvelle larme de reconnaissance pour l’Armure, qui s’écrase sur une corne en un tintement cristallin. L’Armure luit. L’Armure l’aime. Elle ne sera plus seule, le temps d’une vie humaine. Et lui non plus.